Textes d’amis

Suivre la trace

Si l’homme, par l’évolution de ses modes de vie, s’est éloigné de sa source naturelle, le retour à l’environnement primaire se fait par le corps, interface entre l’être et le territoire qu’il habite. Ici commence la voie sauvage, par la tension des muscles en action, en stabilité précaire ou furtive au sein des éléments naturels, vecteurs de forces qui nous poussent ou nous soutiennent.

Dans son exploration du paysage sauvage, Anthony Morel expérimente pleinement cet équilibre du mouvement et de la pause contemplative, dont la photographie conserve un témoignage fugace. Performative, elle capte cette mise en scène de l’être confronté aux éléments naturels. Dans cette communion, la temporalité semble suspendue, loin de la course effrénée de l’homme contemporain.

La technique d’Anthony Morel tient à s’éloigner de la chaîne classique de production photographique ; face aux enjeux environnementaux actuels, son travail autarcique dans une économie de moyens n’autorise qu’un impact écologique modeste. L’élément naturel lui offre ses pigments, extraits de tanins végétaux, terres et charbons prélevés sur site. Ils incarnent matériellement le paysage dans une photographie qui donne parfaitement à voir le territoire dont elle est issue, puisqu’elle en conserve la matière organique au sein même de ses nuances.

Par récupération d’éléments divers, l’artiste fabrique ses propres appareils photographiques tout en s’inspirant des techniques pré-industielles de prise de vue. Parmi elle, le cyanotype, qu’il développe de mue en mue : dans cet instant symboliquement associé à une renaissance, le serpent est presque aveugle, puis il abandonne son ancienne peau pour une neuve.

Figure ambivalente, ce reptile est à la fois vie et mort, tel le Rainbow Serpent aborigène : il est ainsi à la base de nombre de cosmogénèses, associé à l’eau vitale mais également à l’extrême danger. Porteur d’un monde auquel il donne la vie, il est ensuite chargé de la préserver – n’est-il pas l’emblème d’Esculape, dieu guérisseur ? – ou de la reprendre… Tout, en lui, exprime les antagonismes d’une nature vivante, destructrice pour laisser place à une existence nouvelle : il jaillit ainsi de son ancienne enveloppe, comme l’œuvre sait naître d’une lente gestation. Par elle, il nous est offert de suivre la trace de ceux qui partagent notre terre…

Texte de Blandine Boucheix, Lyon, octobre 2023

 

Un ami me dit :

« Tu devrais rencontrer Anthony Morel, c’est un photographe qui fabrique son matériel et qui fait ses pigments pour ses tirages avec les ronces qu’il trouve autour de l’endroit de sa prise de vue, qu’il brûle et pulvérise ! » Il fallait effectivement le rencontrer. 
C’est très complexe de différencier Anthony Morel de son travail, son univers est à sa dimension, sans limite et ce n’est pas par hasard que Cervantes soit l’instigateur de sa série : « A la poursuite des 30 géants de Don Quichotte », de l’Ingénieux et Noble Don Quichotte.
Anthony Morel a créé un système complet, autonome, passionnant. Le matériel, la méthode, le résultat sont atypiques,  Imaginez une chambre numérique fabriquée par le photographe avec un scanner de bureau, une optique de rétroprojecteur, un soufflet « home made », un tirage « au charbon de cannes de Provence cueillies sur les lieux de prises-de-vue, gélatine citratée et oleotypie, … ». Anthony fabrique aussi son encre avec les plantes qui poussent sur les lieux des prises de vue et qu’il brûle avec son propre brûleur, une petite charbonnière fabriquée avec une boîte de thé en métal , l’eau utilisée est également celle de la rivière la plus proche.
Si on s’arrêtait là, cela pourrait sembler être le passe-temps d’un retraité neurasthénique. Et ce serait prendre le problème à l’envers, pour exprimer ses idées Anthony a inventé un process qui est partie de son discours philosophique. C’est parce cette méthode n’existe pas qu’il l’a mise au point. L’homogénéité de notre époque fait que tout se ressemble et pour être différent il faut créer, recréer, inventer et réinventer, Anthony le fait à merveille. 
Avoir l’outil, c’est bien, avoir la méthode avec c’est mieux, mais pour en faire quoi ? Et c’est là que devient évidente la démarche, ses photographies sont à l’image des gravures que Gustave Doré a réalisées pour illustrer la Divine Comédie de Dante, sombres mais tellement explicites. 
Tout le travail d’Anthony Morel est de cette veine, le fond est une satire politique de ce que devient ce monde avec pour forme une noirceur non obscure.
Ce que nous vivons aujourd’hui avec la pandémie est la confirmation de l’universalité du message d’Anthony Morel.

Texte d’Arnaud du Boitesselin, Marseille, Avril 2020

 

AFFRONTER LE VIDE

Si tout un courant de l’art contemporain se revendique de la notion de vide et semble en proie à une perte de sens, cela ne nous étonnera guère en ces temps d’incertitude.

L’irruption de mondes virtuels engendrés par les nouvelles technologies, tout comme l’instantanéité des communications d’un bout à l’autre de la planète, opère de nouvelles proximités en même temps qu’elles déréalisent nos anciens rapports au temps et à la nature . On peut s’en réjouir ou s’en offusquer, mais le fait est là : évolution de l’homme, évolution de l’art.

Anthony Morel se situe ailleurs dans le champ des possibles que propose l’art actuel. En contemplant ses images nous sommes saisi d’un trouble à la limite du vertige. Car l’artiste joue ici avec le vide, mais en s’y engageant de tout son corps, en mettant en jeu son existence dans des actes qui ne tolèrent que peu d’ erreur.

Au risque de se rompre les os et non sans humour, il invente des sauts dont l’issue n’est jamais visible. Sur fond de ciel ou de clairière, ces scènes sans spectateur ne trouvent pas leur finalité dans les applaudissements mais plutôt en de superbes images fixées à la volée par la photographie.

Performances photographiques donc, que l’artiste va systématiser dans diverses scènes plus troublantes les unes que les autres. Déséquilibre face à une paroi minérale et à un ciel aux nuages obliques. Enfouissement dans les antres de la caverne des ancêtres, la terre- mère, ou bien au profond de la nuit et du froid.

Tout éprouver et montrer les preuves. En jouant de diverses lumières , il va multiplier son image au creux de la grotte, traçant des lignes lumineuses, usant de transparences pour se faire un corps de pierre.

Ce qui habite Anthony Morel est un immense amour du monde sensible dans toutes ses dimensions, et un désir d’habiter intensément son corps à l’apogée de ses forces.

Lumières étranges et œil ouvert, en de longs temps de pose fixent le mouvement des astres aussi bien que la masse gigantesque des cèdres dentelés sur un ciel de nuit. La technique photographique parfaitement maîtrisée sert des intentions secrètes en une approche quasiment hallucinée de la matière du réel.

Anthony Morel œuvre donc, ici et maintenant, dans une exaltation qui l’amène à capturer l’éphémère de ses actes avec la pleine conscience d’être au monde, pour quelques milliers de jours.

Texte de Claude Vénézia, Aix, 16 mai 2009